- MUTANABBI (AL-)
- MUTANABBI (AL-)On peut dire de la poésie arabe classique qu’elle a cessé d’évoluer dès le IIIe siècle de l’hégire (IXe siècle de l’ère chrétienne). Les grands monuments de la production archaïque, notamment les mu‘allaq t ont imposé des normes qui seront, dans l’ensemble, respectées pendant plus d’un millénaire. Recensés, mis par écrit et souvent retouchés par les érudits du IIe siècle, ils sont le fondement d’une poétique qui caractérise fortement la culture arabe. Les œuvres de grands créateurs du IIe siècle tels que Bašš r b. Burd, al-‘Abb s b. al-A ムnaf, Ab Nuw s ouvrent à la création des voies nouvelles. Ils adoptent un langage et une écriture propres à traduire le lyrisme d’une sensibilité moderne. Leur tentative n’échoue pas: elle ne trouve pas de successeurs qui tirent les leçons de leur expérience. Leurs audaces et leur originalité vont se diluer dans les formes de poésie légère, élégante et raffinée, mais sans génie ni vigueur, que pratiquent d’aimables paroliers de salon.Par contre, la poésie d’apparat, composée de panégyriques, de thrènes, de satires, etc., fait définitivement triompher un art classique mis au point par des hommes comme Ab Tamm m, al-Bu ムtur 稜 ou Ibn ar-R m 稜. Au IVe siècle, al-Mutanabb 稜 recueille leur héritage et les rejoint dans la gloire. Sa personnalité, son réel talent, sa maîtrise souveraine de la langue ont fait qu’il a toujours été considéré comme l’un des plus grands poètes des lettres arabes et très certainement comme le plus majestueux d’entre eux.Du poète révolté au panégyriste de courAb レ- ヘayyib A ムmad b. al- ネusayn al- face="EU Caron" ィu‘f 稜, dit al-Mutanabb 稜, ou l’«homme qui se prétend prophète», est né à K fa en 303/915, dans une famille très humble, originaire de l’Arabie du Sud. Le principal événement de sa jeunesse est la mise à sac de sa ville natale, en 312 puis en 316, par l’insurrection qarmate. Le qarmatisme, né dans les milieux alides de K fa vers la fin du IIe siècle, est un mouvement sociopolitique dont l’idéologie marqua profondément le poète. D’une doctrine et d’une organisation complexes, on retiendra la volonté d’assurer le bonheur et l’égalité des hommes, le refus d’une direction héréditaire de la communauté musulmane, l’invocation d’un monisme divin qui annule l’idée de pratique religieuse. Niant le caractère divin des cultes, considérant que les religions donnent naissance à des castes et perpétuent l’injustice sociale, l’entreprise des Qarmates est, en ce sens, proprement révolutionnaire.Aussi al-Mutanabb 稜 va-t-il se libérer de dogmes «qu’il considère comme des instruments spirituels d’oppression». Après un court séjour à Ba face="EU Updot" 濫d d, il gagne la Syrie, reçoit l’appui d’une tribu bédouine, les Bani Kalb et se lance dans l’action insurrectionnelle. Ses mobiles et ses buts ne sont d’ailleurs pas très clairs, et il faut manier avec précaution les données concernant son activité.Après quelques succès, il est fait prisonnier à ネim ル en 322/933, emprisonné durant deux ans, puis libéré après avoir fait amende honorable. Il n’a encore que vingt et un ans. Il va se consacrer dès lors au métier de poète et mener une carrière de panégyriste que son caractère abrupt et son orgueil démesuré rendront difficile. Il s’attache ainsi au gouverneur de la Damascène, l’émir Badr al- face="EU Domacr" ヷarš n 稜, en 328; connaît sa plus grande gloire en devenant le poète officiel du prince des ネamd nides d’Alep, Sayf ad-Dawla, jusqu’en 346/957; séjourne en Égypte sans se faire à la protection du régent i face="EU Domacr" 更šidite K f r; revient à Bagdad en 350, mais subit l’hostilité des milieux littéraires de la cour; se rend enfin en 354/965 chez le sultan des Buyides ‘Ad d ad-Dawla, et c’est en revenant de Šir z qu’il se heurte à un parti de Bédouins et trouve la mort avec son fils en ce dernier combat de son existence.Le maître du verbeEn cessant d’être un insurgé, al-Mutanabb 稜 a prononcé sa soumission aux lois d’une société et aux normes de sa culture. Il ne faut donc point s’attendre à déceler dans son œuvre le bouleversement d’une esthétique. Le libre jaillissement et les accents personnels des poèmes de révolte cèdent le pas au respect total des conventions. Pour peu que l’on ferme les yeux sur certains aspects subversifs de son attitude envers l’islam, on ne trouve rien dans ses panégyriques qui puisse menacer l’ordre établi. Mais la fonction de thuriféraire à gages pouvait-elle lui laisser sa liberté? Son insertion dans les structures socioculturelles de l’époque lui faisait une obligation de se mettre au service d’une classe possédante; elle n’aurait pas admis qu’il s’affranchisse de principes tenus pour fondamentaux.C’est donc dans des limites restreintes que se trouvait prise la création d’al-Mutanabb 稜. L’immense fortune de son œuvre s’explique aisément pour trois raisons. La première est que cet Arabe est mû par un orgueil racial incommensurable Il met en scène un type d’homme idéalisé où tout un peuple veut se reconnaître. La fierté, un sens exacerbé de l’honneur, la passion de la liberté alimentent un lyrisme glorieux qui ne pouvait laisser insensible. Ajoutons que, contrairement à la plupart des poètes, citadinisés et amollis, celui-ci est un homme du désert, amoureux de ses solitudes, aimant affronter ses périls. Il y a dans certains de ses poèmes de sauvages descriptions et de saisissants tableaux de batailles qui enflamment le cœur d’un lecteur réduit par l’urbanisation à cultiver la nostalgie des temps du courage et de l’engagement. Ce bédouinisme épique a, d’autre part, l’avantage de maintenir cette production dans la tradition archaïque qu’elle fait revivre et magnifie.La deuxième raison de l’attrait qu’exerce al-Mutanabb 稜 doit se chercher dans sa vision du monde. Pessimiste et hautain, trouvant dans la rigueur et l’austérité des aliments propres à nourrir sa vanité, méprisant les honneurs mais toujours insatisfait de ceux qu’on lui offrait, il joua le rôle d’un personnage assurément hors du commun. Sa philosophie, empreinte de stoïcisme, lui a dicté des considérations gnomiques sur l’existence, qui constituent une part importante de ses poèmes. Nombre de ses maximes se sont gravées dans la mémoire d’une nation arabe que ses difficultés portent tout naturellement à faire siennes les leçons d’un homme qui se voulut irréductible même dans l’adversité.Troisième raison, et non la moindre, al-Mutanabb 稜 est un maître du verbe. Tenu au développement thématique imposé d’une qa ル 稜da enchaînée à un mètre et une rime uniques, il triomphe de cet exercice d’école grâce à une connaissance profonde de la langue et de ses ressources. Le vers, chez lui, naît d’un travail d’orfèvre. Ciselé, nerveux, parfaitement équilibré, il sait revêtir le thème le plus banal d’une somptueuse parure. Les figures de rhétorique foisonnent, les masses sonores se répartissent savamment, le rythme martelle le vers ou lui assure une course majestueuse. Le vocabulaire recherché, fourmillant de termes rares issus le plus souvent de la mouvance bédouine, est une source inépuisable d’effets. À quoi s’ajoute une recherche constante de la concision, du «coup d’archet», qui enchâsse la pensée dans un énoncé fulgurant par sa brièveté.Le gongorisme a bien entendu son revers. L’apprêt, l’afféterie, l’emphase sont de règle, et lorsque l’inspiration n’anime le poème d’aucun souffle, le jeu du langage ne suffit plus. Et c’est pourquoi nombre d’Occidentaux s’étonnent de l’admiration vouée par les Arabes à al-Mutanabb 稜. Ils ne saisissent pas, ce faisant, la réalité d’une poésie. Car au-delà du panégyrique convenu, du thème usé, il faut saisir le poète dans son combat contre le verbe. En un exercice mille fois répété, il doit faire la démonstration de sa maîtrise et mille fois il soulèvera l’enthousiasme. Alors le poète et son auditoire vivent véritablement une communion. Malgré les siècles passés, malgré les mutations de la sensibilité et le renouvellement des formes et de la fonction de la poésie, al-Mutanabb 稜 réussit toujours ce miracle.
Encyclopédie Universelle. 2012.